• * 1969 - Lorsque Jean-Pierre Melville réveillait ses ombres

    Merci à Laurent Laloup  qui a retrouvé la Fiche d'identité recto-verso  de Jean-Pierre Meville, remplie à Londres sous le nom de Jean-Pierre Grumbach-Cartier le 16 août 1943 ; son service effectif dans les FFL remontant à novembre 1942.  LIEN

    Et un dossier "Jean Pierre Melville, résistant et cinéaste", Lettre de  la Fondation de la Résistance n° 84 de mars  2016   LIEN

    Article de l'Express du  16 septembre 2019 LIEN

    Portrait de Jean-Pierre Melville, à l'occasion de la sortie de L'Armée des ombres.

    Claude Vieillot, 1969

     

     * 1969 -  Lorsque Jean-Pierre Melville réveillait ses ombres

    https://twitter.com/JePMelville

    " En ce temps-là, les Français avaient d'autres soucis que la dévaluation, d'autres angoisses que celles du tiercé. En ce temps-là, les automobiles fonctionnaient au charbon de bois, il fallait des tickets pour obtenir du pain à la sciure et l'on ne connaissait plus de la pomme de terre que sa caricature, nommée rutabaga. En ce temps-là, des Français s'abaissaient, se vendaient, s'accommodaient du malheur avec une veulerie morose, mais, en ce temps-là aussi, des Français refusaient. 

    C'est ce refus qui fait l'objet de L'Armée des ombres. Ce grand film, d'une pudique générosité, est la description à la fois réaliste et romantique d'un refus absolu, global, à l'oppression. C'est également, à ce jour, la seule oeuvre cinématographique de fiction qui rende compte sans fantaisie (mais non sans lyrisme) de la vie quotidienne des résistants pendant l'occupation allemande.  

     * 1969 -  Lorsque Jean-Pierre Melville réveillait ses ombres

     

    "La France, rappelle Joseph Kessel dans la préface du livre qui inspira le film, la France n'a plus de pain, de vin, de feu. Mais, surtout, elle n'a plus de loi. La désobéissance civique, la rébellion individuelle ou organisée sont devenues devoirs. Le héros national, c'est l'homme dans l'illégalité." Et il ajoute cette phrase terrible : "On meurt et on tue avec naturel."  

    Sans un mot

     

    C'est cet effrayant naturel que Jean-Pierre Melville a su retrouver, recréer, détourner au profit de son film. Un très jeune homme attend quelqu'un sur une place à Marseille. Enlevé par de faux policiers, il s'aperçoit bientôt qu'il est entre les mains de l'organisation secrète qu'il a trahie. Dans la pénombre d'une maison vide, des hommes à la voix sourde parlent posément de tuer. Mais les voisins risquent d'entendre le coup de feu. Il faudrait un couteau. Pas de couteau. On l'étranglera avec une serviette. Cette conversation atroce et banale qui règle son sort, le dénonciateur dénoncé, presque un adolescent, l'écoute sans un mot. Il mourra de même, sans un mot, dans une sorte d'horreur résignée, supplicié par trois assassins que leur crime bouleverse. 

    Jamais, en si peu d'images, de regards, on n'avait montré ce que l'héroïsme peut avoir d'ambigu, de paradoxal, de dégradant dans ses nécessités. Ainsi agissaient alors des pères de famille transformés en aventuriers, des ménagères circulant avec un revolver dans leur cabas, des centaines de citoyens précipités dans l'illégalisme. L'Armée des ombres n'est pas un récit d'aventures. C'est une tragédie à l'antique.  

    Quoique y apparaisse en personne André Dewavrin, alias colonel Passy, chef du B.c.r.a. à Londres en 1942, L'Armée des ombres ne prétend d'ailleurs pas être une évocation historique des véritables réseaux de la guerre secrète. Jean-Pierre Melville répète volontiers :  

    "C'est une rêverie rétrospective et nostalgique sur une période que j'ai connue et, j'ose le dire, aimée."  

    Melville ou les nostalgies. Nostalgie du grand cinéma américain dans Le Doulos ou Le Deuxième Souffle, nostalgie du journaliste qu'il eût aimé être dans Deux Hommes dans Manhattan, nostalgie (déjà) des ambiguïtés de la France occupée, de son oppressant climat dans Le Silence de la mer et dans Léon Morin, prêtre.  

    Une grosse valise

    Quand on lui demande le temps qu'il a passé à préparer L'Armée des ombres, il répond à la manière de Picasso : "Vingt-cinq ans et quinze jours." Il est en effet l'homme des longues entreprises. Il eut toutes les patiences, toutes les ruses pour convaincre Vercors de laisser porter à l'écran son Silence de la mer. Il se battit deux ans pour les droits du Deuxième Souffle, sans craindre de faire intervenir les hommes de loi. Quant à L'Armée des ombres, il a porté ce livre en tête depuis que Joseph Kessel le publia pour la première fois à Alger, en 1943. Et c'est en 1958, découvrant Lino Ventura dans Le gorille vous salue bien, qu'il décida : "Celui-là, un jour, sera Gerbier, 'l'homme au demi-sourire'." Voyance ou sûreté de jugement ? Ce rôle de solitaire est le plus élaboré, le plus subtil de Lino Ventura, riche nature devenue, sous contrôle, un très grand acteur.  

    Nostalgie d'une période, nostalgie de soi-même, c'est Melville tout entier qui s'est mis dans L'Armée des ombres. Melville, c'est-à-dire Cartier. Ainsi l'appelaient., en 1941, les membres d'un réseau de la zone sud.  

    "J'avais rencontré Daniel Mayer sur le boulevard Dugommier, à Marseille. Il portait une grosse valise. Je dis : 'Qu'est-ce que c'est ? Du marché noir ?' Il m'entraîne sous un porche, ouvre son bagage, sort une poignée de tracts ronéotypés : 'Tiens, mets ça dans les boîtes aux lettres.' Ce fut mon premier acte de résistance."  

    Il s'active jusqu'en 1942 pour un organisme dépendant du B.c.r.a. de Londres. Il est agent de liaison, transporte dans les trains bondés des postes de radio, des enveloppes dont il ignore le plus souvent le contenu.  

    Mémoire du coeur

    Après le débarquement allié en Afrique du Nord, Cartier-Melville prend nuitamment la mer avec vingt autres clandestins. Destination : Alger. Aujourd'hui, ce cinéphile impénitent explique dans un sourire : "Après l'occupation de la zone sud par les Allemands, on ne pouvait plus voir un seul film américain. Ça devenait intenable."  

    Leur bateau est arraisonné par une canonnière espagnole. Melville passe deux mois à fond de cale en rade de Barcelone. Ses compagnons de captivité s'appellent Paul Ducournau, futur général d'armée, Benno-Claude Vallières, aujourd'hui président-directeur général des usines Marcel-Dassault.  

    Puis c'est Londres. Puis c'est la 1ère division de France libre, dans les rangs de laquelle Jean-Pierre Grumbach (Cartier-Melville a repris son véritable nom) terminera la guerre.  

    Ce n'est pas sans réticences ni omissions qu'il raconte cette partie de sa vie. Arrogant par certains aspects, cultivant sa mythologie et sa silhouette, affichant son mauvais caractère, ses chapeaux Stetson gris clair à larges bords et ses lunettes noires, jouant de sa belle voix grave ou faisant ronfler sa Pontiac "Firebird", Jean-Pierre Melville est en réalité le plus secret de ses personnages. Ce misanthrope parle moins volontiers aux hommes qu'à ses chats. Ce n'est donc pas dans la conversation mais dans ses films qu'il dévoile ses émotions anciennes. 

     * 1969 -  Lorsque Jean-Pierre Melville réveillait ses ombres

    Simone Signoret est Mathilde CP : studio Canal

    Dans L'Armée des ombres, l'évocation du blitz londonien relève exactement de cette mémoire du coeur : des hommes et des femmes en uniforme, enlacés à l'ombre de la mort, la trompette de Glenn Miller sonnant dans un club de l'Y.m.c.a. ébranlé par les bombes, tout un monde de danger, de courage, de généreuse folie recréé en quatre plans. Et puis cette phrase drolatique et vraie, empruntée à Pierre Brossolette qui la prononça quelques mois avant sa mort : "Pour les Français, la guerre sera finie quand ils pourront lire Le Canard enchaîné et voir Autant en emporte le vent". 

    Fifres et tambours

    Chaque fois que sort un nouveau film de Jean-Pierre Melville, tous les cinéastes, y compris ceux qui le haïssent, prennent un fauteuil "pour voir comment c'est fait". Ils n'ont pas tort. Ils sont sûrs de recevoir chaque fois, de la part de celui qu'une légende caduque continue de qualifier d'amateur, une forte démonstration de professionnalisme. Un professionnalisme que d'autres peuvent évidemment acquérir, mais qui sert une personnalité, une sensibilité, des qualités et des défauts inimitables. Ce qu'il faut bien appeler le style melvillien.  

    Certains se demanderont si L'Armée des ombres est un film gaulliste ou non, s'il fait la part belle aux uns aux dépens des autres, s'il était ou non opportun de refaire défiler, au son des fifres et des tambours, la Wehrmacht du IIIe Reich sur les Champs-Elysées du Marché commun. La politique a-t-elle vraiment quelque chose à voir avec cette évocation individualiste d'une épopée collective 

    Individuel, individualiste, c'est le mot qui revient sans cesse à propos de Melville, l'homme qui vit seul avec ses propres ombres et que l'on retrouve en filigrane à l'intérieur de ses films. Quarante-huit heures avant la sortie de L'Armée des ombres, ce créateur au perfectionnisme pointilleux supervisait encore le mixage de ses enregistrements sonores, faisant aller et venir inlassablement les pistes magnétiques. Or, à l'occasion d'une de ces marches arrière où les personnages, déambulant à reculons, s'expriment en un surprenant volapük inversé, on perçut nettement, sur les 3 heures du matin, cette phrase troublante : "J'espère que Melville aimera." Le cinéma est un grand mystère". 

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